XAVIER GIRARD


Un cendrier en forme de poisson fume dans le petit jour. Le rocher des calanques dresse sa masse énorme à l’aplomb du viseur. Un garçon de profil tient entre ses lèvres une cigarette allumée. Un autre présente son torse de face au photographe, mais sa tête n’y est plus. Un autre encore disparaît derrière la fumée de sa cigarette. Sur le mur de la galerie, les images sont accrochées en ligne comme les pages d’un chemin de fer au mur d’une rédaction. Prises séparément les photos de Marc-Antoine Serra ne racontent rien ou presque. Elles pourraient figurer parmi ces Platitudes qu’interrogeait Eric de Chassey (Gallimard, 2006) en regroupant ce que l’histoire de la photo compte de plus frappant dans l’ordre du « frontal, sans profondeur, sans durée, sans intérêt ni narratif, ni symbolique ». Sur ces deux derniers points, les images exposées ici ne sont pas en reste. Le poisson fume tout comme le garçon, l’escalier grimpe ou dégringole comme la falaise et le visage s’efface derrière la fumée. Bien qu’elle ne livre aucune information et se montre parfaitement muette, la scène n’est pas dépourvue de point de fuite ou de hors-champ. Quant aux symboles, ils sont aussi gros que les îles Maïre et Tiboulin réunies. Il suffit de regarder le surplomb des calanques, qu’une autre photographie dresse verticalement, entre falaise de marbre et mont analogue, pour en avoir le cœur net. Lorsque Marc-Antoine Serra aligne un coin de grenier en désordre, un garçon qui se mord les doigts dans une attitude de repli, le même ou un autre enveloppé du linceul de la mariée, les choses se compliquent un peu plus. Et quand il y ajoute une vue d’architecture à l’antique, un profil de Black à la beauté radieuse et l’appareillage d’un mur des lamentations, la phrase photographique tourne à l’exposé. « La beauté est une flèche lente », prévient le titre de l’exposition. Pour qu’elle atteigne sa cible, nous dit Marc-Antoine Serra, il nous faut la suivre pas à pas, en dépit des écrans qui en ralentissent la trajectoire et dont la beauté n’est pas moins grande que ceux à qui ils font obstacle.

Qui es-tu ?
Je suis né le 1er août 1971 à Arles sous le signe du Lion et c’est aussi l’animal représenté sur le blason de la ville. N’y ayant jamais vécu, c’est une ville que j’ai surtout fantasmée à cause de son histoire antique, des vestiges, des restes, mais aussi par son territoire géographique et politique à travers les âges. Génétiquement j’ai quelque chose à voir avec tout ça, à voir tout court.
Que cherches-tu à faire ?
Je cherche. Je crois que j’essaie de raconter des histoires sans texte. Du roman-photo sans littérature, complètement libre, qui peut se lire dans n'importe quel ordre.
Quel est ton « statement » de base ?
Je me pose la question du réel en tentant de lui faire la peau, je donne à voir des instants qui contiennent une histoire, son mystère (paysages, corps, objets). J’explore les liens entre la narration photographique et l’image mentale.
De qui te sens-tu proche ? Thomas Ruff ? Walter Pfeiffer ? Jack Pierson ? Ou Philippe Gronon et Lewis Baltz ?
Ils m’inspirent tous, tu ne les cites pas par hasard. J’ai travaillé avec Walter et Jack. Je me sens plus proche de Walter Pfeiffer car quand je serai un vieux monsieur j’aimerais lui ressembler. Il a gardé une fraicheur créative. Son travail est beaucoup plus drôle et coloré que le mien. Serais-je une sorte de Walter Pfeiffer triste et mélancolique ?
Comment assumes-tu les références, nombreuses, que signalent tes images ? Et d’une façon plus générale la culture mode, musique, pub et art contemporain que tes années dans la presse magazine t’ont apportée.
Durant les années 90, j’étais un lecteur passionné d’une presse essentiellement anglo-saxonne (The Face, i-D, Interview, Details, ainsi que d’autres titres encore plus underground mais tous issus de la pop culture…) qui n’existe plus ou qui a évolué autrement.
Comment passe-t-on du rôle de directeur artistique d’un magazine national (Têtu) à celui d’artiste ?
Ce sont deux choses très différentes. Quand j’étais directeur artistique pour la presse, on me demandait pourquoi je ne faisais pas moi-même des images. Je répondais que je ne voyais pas ce que j’avais à dire, à montrer, je ne voulais surtout pas me mettre à photographier de jeunes gens sexy … Quand j’ai arrêté Têtu, j’avais passé 10 autres à travailler dans la publicité, puis 10 autres années dans la presse. J’en avais assez, j’avais fait le tour, je voulais faire autre chose. Un peu par hasard, mais poussé par un jeune ami photographe j’ai commencé à faire mes premières images avec un iPhone : de très courtes vidéos au plan fixe, entre la photographie et l’image animée. Ça m’a beaucoup plu, cet acte de capturer des moments … alors, j’ai continué.
Quel regard critique porte-t-on sur son propre travail après avoir passé des années à juger celui des autres ?
Je ne me suis jamais considéré comme un juge du travail des autres. En ce qui concerne mes photographies, je suis très critique, rarement satisfait, j’ai besoin de finaliser jusqu’au tirage pour être certain de la qualité de mon image. En presse, la collaboration avec de nombreux photographes m’a permis de comprendre l’acte photographique. De m’y confronter.
On dirait que les garçons que tu mets en scène avancent masqués, ailleurs, plutôt fermés, voire mis en morceaux et dissimulés. Pourquoi ? De quoi se cachent-ils ? Comme Narcisse de son image ?
C’est drôle que tu les voies dissimulés et masqués car le plus souvent ils sont nus, ou à demi-nus. Pour moi, ils ne se cachent pas, bien au contraire. L’art antique grec et romain, sa statuaire, ses peintures, son architecture m’ont toujours fasciné. Tu noteras que je ne photographie mes modèles que très rarement dans un décor, ce sont eux, c’est tout, presque sans mise-en-scène. Oui, je «cadre», énormément. Enfant et adolescent, j’étais un grand lecteur de bandes dessinées, j’aimais ces cases, les plans serrés, l’image qui pouvait sortir de la page, les différents formats. Je peux raconter beaucoup plus de choses en cadrant, coupant, et j’aime entretenir cette part de mystère : ce qui n’est pas dans l’image, le hors-champ.
Pourquoi la beauté est-elle une flèche lente et non un petit éclat ? Sa poursuite est donc une chasse ? Le photographe un sniper armé de patience ? Et sa rencontre un homicide ?
«La beauté est une flèche lente» est une citation de Nietzsche que j’avais notée dans un texte de Denis Roche sur la photographie. Une partie de mon travail est de trouver des modèles, j’y passe beaucoup de temps, c’est une vraie recherche, ou une chasse si tu préfères, mais une chasse longue et difficile. Parfois, je me trompe, je crois que ce garçon est intéressant mais finalement ça ne fonctionne pas, je n’ai pas ce que je cherche, je jette beaucoup d’images. Quand ça fonctionne c’est formidable mais en général je ne re-photographie jamais les modèles avec qui j’ai déjà fait des images même si ça fonctionnait. Une fois suffit. Donc, c’est peut-être un homicide de l’acte photograpique d’un modèle. Du «meurtre» mais sans cadavre. La question posée serait alors : « On tue quoi ? »






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